Beschreibung:

PROUST (Marcel). Lettre autographe signée « votre Marcel », à Louisa de Mornand. [Cabourg, peu avant le 25 août 1908]. 6 pp. in-8, liseré de deuil. « Ma petite Louisa, je vous écris sur du papier bien noir, noir comme ma pensée, en deuil de ne plus vous voir. J'ai été si fatigué tous ces temps-ci que je n'ai pu aller vous voir quoique chaque jour me dise : demain je pourrai. Je suis allé une fois à Trouville parce que mon ami Billy [le diplomate Robert de Billy] était venu de Paris exprès pour me voir et trop souffrant pour le laisser habiter à Cabourg où sa présence eût été une agitation pour moi, je l'avais prié d'aller habiter chez des amis à Trouville où je suis allé le voir. Mais au retour j'étouffais tant que j'ai passé devant le Chalet russe sans entrer [villa située à Bénerville, près de Deauville et non loin de Cabourg, louée par Robert Gangnat, avocat, journaliste, agent de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, qui entretenait alors Louisa de Mornand]. Faut-il vous dire, ma petite Louise, et n'allez-vous pas m'accuser de me mêler de ce qui ne me regarde pas, que tous ces temps-ci, si j'avais été bien, je ne vous aurais pas vue volontiers, dans la crainte de me laisser aller à vous parler de choses dont voici que je vous parle ! Ce qui vous montre comme je ne peux pas vous parler cinq minutes même par lettre sans laisser échapper toute ma pensée. JE REÇOIS DEPUIS QUELQUE TEMPS DES LETTRES NAVREES, PUIS FURIEUSES DE LOUIS. "Voilà dix dépêches, me dit-il dans la dernière, auxquelles elle n'a pas répondu, je ne sais même pas si elle n'est pas malade, moi qui ne pense qu'à lui témoigner mon affection, elle ne daigne même pas me répondre. Je l'ai suppliée". JE VOUS AVOUE, MA PETITE LOUISE QUE JE NE TROUVE PAS CELA GENTIL A VOUS CAR LOUIS EST POUR VOUS UN AMI SI SINCERE QU'ON EN RETROUVE PEU DE TELS DANS LA VIE. Son amitié est bien vraie, bien désintéressée puisqu'entre vous il n'y a plus que de l'amitié ; pourquoi lui refusez-vous la seule chose qu'il vous demande, savoir comment vous allez, lui donner de vos nouvelles. Je tremble qu'à la date de votre fête que je crois prochaine, il n'ose, se croyant brouillé avec vous, vous écrire [avant leur séparation, Louisa de Mornand et Louis d'Albufera avaient pour habitude de se souhaiter mutuellement leur fête le 25 août, jour de la saint Louis]. Et lui qui s'était donné tant de peine pour trouver q[uel]q[ue] chose qui vous fît plaisir. À moi vous feriez un grand plaisir si au reçu même de ma lettre, vous lui envoyiez un long et gentil télégramme. Je vous en serais profondément reconnaissant, parce que vous feriez ainsi plaisir à Louis, et feriez vous-même q[uel]q[ue] chose qui vous semblerait bien. D'un jour à l'autre, je serai assez bien pour aller vous voir, mais faites-moi le plaisir de lui télégraphier aujourd'hui. J'espère que vous allez bien et Robert Gangnat aussi ; dès que je pourrai me dire un jour d'avance : "je serai capable de descendre demain", je vous demanderai de venir dîner. Et surtout j'irai vous voir. Ma petite Louisa, que la vie est courte pour tout ce qu'on voudrait vous dire quand on aime comme je vous aime !... » LOUISA DE MORNAND ET LOUIS D'ALBUFERA, MODELES DE LA COMEDIENNE RACHEL ET DE SAINT-LOUP DANS LA RECHERCHE. En 1902, lorsque Proust rencontra Louis Suchet d’Albufera, celui-ci était l’amant de Louise Montaud (dite Louisa de Mornand), comédienne débutante du théâtre de boulevard. Proust devint l'ami du couple et le confident de la jeune femme, et resta en relation avec chacun d'eux après le mariage d'Albufera avec Anna Massena en 1904 – Louis Suchet continuant cependant de soutenir financièrement Louisa de Mornand. Marcel Proust se brouillerait pourtant avec Albufera en 1919 à cause du pastiche de Saint-Simon dans lequel il étrille la famille Murat, alliée aux Albufera.